À quelques mois des prochaines échéances électorales, le Sénat s’est penché sur les ingérences numériques qui menacent la sincérité du vote. Réunies en salle Médicis, les commissions des lois et de la culture ont entendu Viginum, la CNIL, l’Arcom, la Fondation Descartes et le ministère de l’Intérieur. Tous ont dressé le même constat : la manipulation de l’information ne vise pas tant à fausser un scrutin qu’à en altérer la confiance, et elle ne va aller qu’en s’accentuant.
Manipulations numériques en période électorale : compte-rendu de la table ronde au Sénat
Réunies en salle Médicis le mercredi 5 novembre 2025, la commission des lois et la commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport du Sénat ont consacré une table ronde aux risques de manipulations numériques en période électorale. La séance, présidée par Laurent Lafon et Muriel Jourda, a donné la parole à cinq intervenants :
- Laurent Cordonier, directeur de la recherche, Fondation Descartes ;
- Anne-Sophie Dhiver, directrice adjointe, Viginum (Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères) ;
- Paul Hébert, direction de l’accompagnement juridique, CNIL ;
- Benoît Loutrel, membre du collège, Arcom ;
- Hugues Moutouh, secrétaire général, ministère de l’Intérieur.
Dès l’introduction, les présidents ont rappelé l’existence d’un cadre législatif déjà conséquent, renforcé notamment par la loi du 22 décembre 2018 dite « anti-infox », qui a introduit des outils spécifiques dans le code électoral pour prévenir la diffusion de fausses informations en période de scrutin. Reste que l’hétérogénéité des textes et la rapidité des évolutions techniques posent une question de cohérence et d’efficacité opérationnelle. L’exemple récent de l’élection présidentielle roumaine, marquée par des soupçons d’ingérence, a été cité comme cas d’école (Loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018).
Point de contexte essentiel : il s’agit surtout d’identifier et limiter les contenus inauthentiques (amplifiés artificiellement via algorithmes ou publicité), sans trancher leur véracité, afin d’éviter tout glissement vers la censure.
« Une pointe de doute suffit »
Hugues Moutouh, ancien professeur de droit aujourd’hui secrétaire général au Ministère de l’Intérieur, a d’emblée situé l’objectif de ces opérations d’influence : il ne s’agit pas nécessairement de renverser un résultat, mais d’installer un doute sur la sincérité et l’intégrité du scrutin car « une pointe de doute suffit ». Sans menace forte identifiée à ce stade pour les municipales par les services du Ministère, il a appelé à une vigilance « renforcée » pour la présidentielle et d’éventuelles législatives. Sur le plan juridique, il a rappelé l’existence du référé en matière de fausses informations (article L.163-2 du code électoral), ouvrant la voie à des mesures rapides de cessation en ligne durant les trois mois précédant une élection générale. Il a toutefois souligné la multiplicité des acteurs publics (ministère de l’Intérieur, ANSSI, services de renseignement, Arcom, SGDSN, autorités de contrôle, etc.) et la nécessité d’une coordination plus resserrée, d’autant que certains décrets d’application manquent encore.
Viginum : quatre leviers d’ingérence récurrents
Anne-Sophie Dhiver a présenté le rôle de Viginum, service à compétence nationale créé en 2021 et rattaché au SGDSN (Décret n° 2021-922 du 13 juillet 2021). Elle a décrit un paysage où chaque scrutin voit désormais apparaître des tentatives d’ingérence étrangère, portées par des acteurs étatiques ou non étatiques qui exploitent la transparence et la structure même des espaces de débat numériques, et la liberté inhérente aux démocraties. Depuis 2021, Viginum observe quatre schémas récurrents :
- la polarisation des opinions autour de thèmes clivants ;
- la décrédibilisation des procédures électorales ;
- l’alimentation de la défiance envers les médias traditionnels ;
- les atteintes réputationnelles visant des candidats.
En contexte électoral, le service a les missions suivantes :
- Détecter et caractériser les menaces ;
- Transmettre des informations utiles aux autorités compétentes (Arcom, CNCCEP) ;
- Appuyer le SGDSN dans la coordination.
Viginum estime que, depuis 2010, aucun scrutin n’a échappé à des opérations d’ingérence numérique étrangères, même s’il a, à ce jour, surveillé directement que cinq scrutins puisqu’ayant été créé en 2021. Durant ces cinq élections, Viginum a identifié vingt-cinq tentatives d’ingérence (14 pour les élections européennes, 11 pour les législatives), avec un impact jugé limité sur les citoyens, mais un durcissement attendu. Parmi ses autres missions, la sensibilisation est importante, en coordination avec les autres acteurs étatiques, mais aussi avec par exemple la fourniture de guides à l’attention des équipes de campagne ou pour les médias traditionnels.
Le cas roumain a fourni la matière d’un rapport public de Viginum, publié le 4 février 2025, qui décrit un recours intensif à l’astroturfing, à des influenceurs et à la manipulation algorithmique (en particulier sur TikTok) ayant contribué à l’ascension fulgurante d’un candidat : donné à 1% d’intentions de vote quatre semaines avant le scrutin, il a atteint 23% au premier tout. Le premier tour du scrutin, tenu le 24 novembre 2024, a été ensuite annulé par la Cour constitutionnelle roumaine le 6 décembre 2024. Le document insiste sur la capacité d’outils publicitaires et de mécanismes de promotion algorithmique à fabriquer une audience en très peu de temps, ce qui interroge la résilience de nos écosystèmes informationnels. Il faut aussi noter que TikTok est plus largement implanté en Roumanie qu’en France. Autre différence : la cour constitutionnelle roumaine peut intervenir au cours du scrutin, alors qu’en France l’action n’est possible qu’a posteriori.
Arcom : médias, algorithmes et citoyenneté numérique
Benoît Loutrel a replacé ce constat dans une cartographie des acteurs : les médias traditionnels demeurent les seuls à produire une vision partagée du réel, mais leur fragilité économique (notamment pour les titres locaux et de petite taille) les rend vulnérables. Face à eux, l’essor des médias algorithmiques (moteurs de recherche, IA génératives) et des citoyens-amplificateurs (influenceurs, comptes militants) bouleverse la circulation de l’information. Il plaide pour une citoyenneté numérique fondée sur l’esprit critique, et pour des capacités renforcées d’accès aux données des plateformes afin de conduire des contre-expertises sérieuses, dans le cadre du Règlement des Services Numériques (DSA, Digital Services Act, octobre 2022). Reste la question du financement, à la fois de l’acquisition opérationnelle des données et de leur exploitation. Il faudra que l’action européenne soit soutenue juridiquement, financièrement et politiquement !
Dans ce cadre, l’Union européenne a adopté le Règlement (UE) 2024/900 sur la transparence et le ciblage de la publicité à caractère politique, qui introduit des obligations d’étiquetage, de tenue de registres publics et d’encadrement strict du ciblage. Les effets de ce nouveau régime se font déjà sentir : Google a annoncé en novembre 2024 la fin de la diffusion de publicités politiques dans l’UE à compter d’octobre 2025, et Meta a pris une décision similaire à l’été 2025. Les deux groupes invoquent la complexité et les incertitudes juridiques posées par l’entrée en application du règlement, tandis que régulateurs et chercheurs alertent sur les contournements possibles via des catégorisations trompeuses : les opérateurs d’influence achètent des messages en leur attribuant une catégorie sans rapport, afin de passer les contrôles les plus simples.
CNIL : ciblage politique et cadre en évolution
Paul Hébert a décrit la position de la CNIL, limitée par définition au domaine des données personnelles. Le règlement européen précité renforce la transparence et encadre le ciblage des publicités politiques, notamment via ses articles 18 et 19, et la Commission prévoit la publication très prochaine de fiches pratiques à destination des acteurs politiques ainsi qu’un travail de sensibilisation à la cybersécurité avec Cybermalveillance.gouv.fr. La CNIL mobilise par ailleurs un dispositif d’observation à chaque scrutin, en s’appuyant sur les signalements reçus, nombreux lors des dernières législatives anticipées, ce qui constitue une petite lueur d’espoir en France où de nombreux citoyens restent vigilants et réactifs.
Laurent Cordonier : mesurer l’impact sans réduire la liberté
Laurent Cordonier a insisté sur la difficulté à mesurer l’impact réel des campagnes de manipulation : l’exposition à un message ne vaut pas adhésion systématique, comme tout message publiciaire, et les comportements individuels comptent autant que l’architecture des plateformes. Il a souligné que, malgré les idées reçues, les médias traditionnels demeurent structurants, y compris chez les jeunes via la consommation familiale de journaux télévisés, principalement celui de 20 heures. Le risque apparaît lorsque ces médias reprennent à leur tour des récits artificiellement amplifiés. Il a mis en garde contre la sous-réaction mais aussi contre les sur-réactions législatives susceptibles d’entamer la liberté d’expression, et renvoyé aux recommandations du rapport Les Lumières à l’ère numérique (2022) sur l’éducation et l’esprit critique.
Gouvernance française et coopération européenne
En matière de gouvernance, les intervenants ont rappelé le partage des périmètres : Viginum et le SGDSN pour les ingérences étrangères, le ministère de l’Intérieur et la DGSI pour les menaces intérieures. La France s’inscrit dans le Rapid Alert System européen, plateforme d’échange d’alertes et d’informations entre États et institutions, opérationnelle depuis 2019. La création d’une Académie de la Lutte contre les Manipulations de l’Information (ALMI) a été évoquée par Viginum pour la fin 2025 ; faute de texte officiel publié à ce stade, son statut exact, son portage et son financement restent à confirmer.
Plusieurs échanges ont enfin porté sur TikTok, dont l’implantation est plus forte dans certains pays européens que dans d’autres. En France, la part de public s’y informant chaque semaine demeure minoritaire (autour de 8%), mais progresse chez les plus jeunes, comme l’attestent les éditions récentes du Digital News Report du Reuters Institute. La question de la mesure de l’impact et non de la seule visibilité est apparue centrale : c’est elle qui doit guider la réponse publique, afin d’éviter l’« effet Streisand » et d’ajuster les contre-mesures au risque réel. Hélas, il est beaucoup plus facile de mesure des hits et des like que l’impact réel d’une campagne sur les esprits. Quant à la sensibilisation, elle ne doit oublier personne : il ne faut pas s’adresser qu’au public jeune, tout le monde aujourd’hui est concerné. Cette compréhension du numérique doit être diffusée et authentiquement amplifiée par des acteurs tels que les collectivités locales.
Sources
Vidéo de la séance
- Manipulations numériques en période électorale (Sénat, 5 novembre 2025)
Pour aller plus loin — textes, institutions, documents
- Loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information.
- Décret n° 2021-922 du 13 juillet 2021 créant Viginum.
- Rapport Viginum (Roumanie, 4 février 2025).
- Règlement (UE) 2024/900 sur la transparence et le ciblage de la publicité politique.
- CNIL — Observatoire des élections et fiches pratiques 2025.
- Arcom — régulation des plateformes et médias.
- Fondation Descartes.
- Rapport Les Lumières à l’ère numérique (2022).